Le Roman de la Rose de Gui de Mori

Bibiane Fréché

Universidad de Castilla-La Mancha

 

Il existe, à la Bibliothèque de la Ville de Tournai (Belgique), un manuscrit du Roman de la Rose inconnu de presque tous les philologues mais qui présente néanmoins des caractéristiques remarquables et exceptionnelles. Le manuscrit, dénommé Tou par la tradition philologique, date du début du XIVe siècle. Son texte a été amplement remanié. Des signes diacritiques marginaux et explicités dans le prologue signalent les différents remaniements (subtraction, addition, risme noviele et subtraction reprise). Le responsable de ces remaniements, Gui de Mori, se nomme à cinq reprises dans le texte. On a longtemps cherché son identité. Personnellement, je pense qu'il s'agit de Guibert de Tournai (XIIIe siècle), né Guibert de Moriel-Porte, dont le nom de copiste ne serait qu'une abréviation du nom de naissance (Guibert de Moriel-Porte).

L'intérêt majeur du manuscrit réside dans le fait qu'il nous oblige à reconsidérer entièrement la notion d'autorité littéraire en vigueur au Moyen-âge. En effet, Gui de Mori n'est pas un copiste médiéval typique, même s'il remanie le texte qu'il copie tout comme le faisaient les scribes médiévaux. D'une part, il se nomme à plusieurs reprises C dont une fois dans une charade (manière très courante de se présenter des auteurs médiévaux) C, il utilise le même lexique que celui des romanciers courtois qui décrivent le sujet de leur roman et l'origine de leur inspiration et il s'insère en tant que personnage dans le roman, tout comme Jean de Meung l'avait fait pour Guillaume de Lorris. Grâce à ces procédés et à bien d'autres, Gui de Mori se place sur le même plan que Guillaume de Lorris et Jean de Meung et se présente comme le troisième auteur du Roman de la Rose. D'autre part, il signale par des signes diacritiques définis dans le prologue les moindres remaniements qu'il opère dans le texte de sorte qu'il nous livre une véritable édition critique du texte qu'il remanie. Auteur et éditeur tout à fait atypique, Gui de Mori possédait donc un sens très précoce, vu l'époque dans laquelle il évoluait, de l'autorité littéraire. Par là, il a fait de son remaniement une véritable œuvre-charnière de la littérature française et mondiale, en défiant, très tôt, la notion d'auteur que la modernité nous a donnée.