Jorge Semprun: De l'algarabie linguistique à l'algarabie narrative

 

M. Carmen Molina Romero

Universidad de Granada

 

 

Dans L'Algarabie (Fayard, 1981) Semprun nous propose un roman axé sur la dualité, voire la pluralité de langues que parle le personnage central, Rafael Artigas, et son entourage d'émigrés espagnols à Paris. D'anciens combattants rescaspés de la guerre civile et du franquisme sont l'âme qui soutient, au coeur de la Rive Gauche, depuis plus sept ans déjà, la résistance d'une Deuxième Commune imaginaire.

Semprun enchâsse dans la durée unique du récit des matériaux hétérogènes, des scènes, des images, des rencontres, des lectures, des fantasmes de ses souvenirs personnels et historiques. Ce roman est le creuset où miroitent les reflets déformés et déformants de la réalité, l'histoire et la fiction.

La figure du narrateur est subvertie par la vocation babélique de la narration où l'espagnol et le français, comme chez Artigas, se laissent pénétrer l'un l'autre. Interférence ou contagion voulue, l'impureté linguistique devient une garantie. Semprun et son personnage ne renoncent jamais à leur identité d'étrangers même s'ils ont appris à manier parfaitement la langue française. C'est d'ailleurs un leurre pour tricher avec leur propre histoire, une cuirasse pour lutter contre le désespoir à la suite de la perte successive de la mère et de la patrie. Le narrateur, celui qui s'interpose entre Semprun et son personnage, provoque volontiers ce contact de langues, les fait interférer à travers la traduction, les hispanismes, les jeux de mots dans les deux langues. Le narrateur cache sous ce sabir une grande maîtrise linguistique, une énorme curiosité sémantique et un grand amour des mots.

La traduction devient non seulement une obligation que le narrateur se crée vis-à-vis du lecteur (français), mais encore une obsession, la justification de sa propre voix. La hiérarchie narrative est détruite par une mise en abîme, qui fait que le héros soit en même temps l'auteur de son roman posthume, grâce à l'entremise de toute une série de pseudo-instances narratives plus ou moins confuses. On sème à dessein le doute sur l'identité du narrateur: narrateur, narrateurs ou narratrice; et ses fonctions: témoin, transcripteur, copiste ou nègre. La fiction prend en main sa propre régie et libère la voix narrative qui devient alors une voix traductrice au milieu du charabia.